L’affaire de Glozel

Nous sommes le 1er mars 1924, à Glozel, petit hameau situé à 25 kilomètres de Vichy, en pleine montagne bourbonnaise. Une région sauvage, peu fréquentée par les touristes, même de nos jours. À l’époque où débute notre histoire, Glozel est typiquement un coin perdu et ignoré de la France profonde. Cela ne va pas durer… Ce matin-là, le grand-père Claude Fradin et son petit-fils Emile — qui a alors 16 ans —, ont décidé de labourer un champ laissé jusque-là à l’abandon : le champ Duranthon. Le travail commence. Soudain, une des vaches qui tirent la charrue s’enfonce dans le sol. On se précipite, on dégage l’animal et, en se penchant, Emile Fradin s’aperçoit qu’il y a là une cavité ovale assez profonde, dont les murs sont faits de briques emboîtées les unes dans les autres...

Dans le trou et aux abords immédiats, Emile découvre des fragments de poterie, des objets en pierre et en os et, surtout, une tablette de terre cuite gravée de signes inconnus. Bien entendu, Emile Fradin ne va pas garder cette découverte pour lui. Il en parle au village voisin, et plus spécialement à l’institutrice, qui rédige un petit rapport pour le ministère compétent. La découverte est en outre relatée dans le journal local. Et c’est ainsi qu’Antonin Morlet, médecin et archéologue amateur de Vichy, apprend l’existence de Glozel. Intéressé par cette étrange découverte, il se rend sur place, rencontre Emile Fradin, gagne peu à peu la confiance de la famille, et loue le champ afin de faire des fouilles. Nous sommes alors en juillet 1925, soit plus d’un an après la découverte.

Dès le début, Morlet exhume d’autres objets dans ce qu’il nomme «le Champ des morts » — car il partage l’opinion générale qu’il s’agit là d’un cimetière, la fosse découverte par Fradin étant qualifiée de «tombe » —; il met ainsi au jour des poteries, des armes, des bijoux en os ou en pierre, beaucoup de ces artefacts étant gravés des mêmes signes mystérieux. Devant l’importance de sa récolte, il décide de publier une petite brochure, qu’il compte signer avec Emile Fradin, le découvreur de Glozel. (Quoique, pour être tout à fait honnête, il eût fallu mentionner également le nom de la vache grâce à laquelle tout avait commencé.)

Mais il n’y a pas que les amateurs qui s’intéressent au site de Glozel. C’est ainsi que débarque un beau matin le docteur Louis Capitan, une des grandes gloires parmi les préhistoriens de l’époque. Il rencontre Morlet, visite le champ de fouilles, examine les objets exhumés, et déclare qu’il s’agit là d’un «gisement merveilleux ». Il est même tellement enthousiaste qu’il veut participer à la publication de la brochure de Morlet, et lui fait une proposition pour le moins étonnante : «Vous n’êtes pas connu. Votre plaquette ne se vendra pas. Nous allons la refaire en mettant les gravures à la fin avec mon nom en tête, pour la diffusion, et en supprimant celui du petit Fradin. » (Fradin, 1979). Morlet, dont la diplomatie n’est sans doute pas la vertu première, n’apprécie pas cette tentative de récupération, et il le fait savoir en termes sans doute peu choisis à Capitan, s’en faisant du même coup un ennemi implacable. À partir de ce moment, Capitan va prendre la tête du parti des «anti-glozéliens », déclarant à qui veut l’entendre que le site de Glozel est faux, et que c’est le jeune Fradin qui, sans doute, fabrique les objets qu’on y découvre. Et des objets, il y en a beaucoup : en juin 1926, environ 2000 pièces ont été exhumées, toutes datées par Morlet du Néolithique ; elles sont exposées dans un petit musée, aménagé avec les moyens du bord dans la chambre du grand-père.

À cette époque, le grand public se passionne pour le site bourbonnais, et c’est par centaines que les touristes viennent se rendre compte sur place. Parfois, c’est une personnalité, comme le roi de Roumanie Ferdinand Ier. On y voit aussi nombre d’archéologues éminents, tel Salomon Reinach, membre de l’Institut et conservateur du musée de Saint-Germain-en-Laye, qui se posera dès le début en ardent défenseur du site.

Il règne donc à Glozel une intense activité. Une activité fébrile, un peu folle à certains moments. Le chantier ne ressemble guère à ce qui se voit aujourd’hui : pas de quadrillage du site, fouille stratigraphique insuffisante par rapport à nos exigences actuelles, repérage (par dessin ou photographique) le plus souvent sommaire… Et puis, il y a les visiteurs, journalistes, curieux, savants accompagnés de leurs épouses et parfois de leurs enfants ; tout un beau monde qui se presse au bord de la tranchée de fouilles.

En octobre 1926, le célèbre abbé Breuil se rend lui aussi à Glozel... et se déclare d’abord convaincu de l’intérêt du site. Il précise même à Morlet : «C’est bien du Néolithique, mais il s’agit d’une colonie orientale. » Pourtant, quelques mois plus tard, il change brutalement d’avis lorsqu’on découvre un objet gravé d’un renne. Car pour Breuil, un renne dans un site néolithique est chose impensable, cet animal ayant disparu de nos régions à la fin du Paléolithique.

Décidément, on rencontre de tout à Glozel, qui exacerbe les sentiments les moins avouables d’hommes par ailleurs exceptionnels. Ainsi, Denis Peyrony, conservateur-gérant du musée des Eyzies, conçoit-il à l’égard de Fradin et Morlet une jalousie qui ne se démentira pas. «Vous en avez du monde, vous », répète-t-il aux Fradin. Et plus tard, il avoue à un confrère : «Je leur coulerai leur Glozel. »


La drôle de guerre

1927 : la «guerre des briques » fait rage, glozéliens et anti-glozéliens se battant avec toutes les armes dont ils disposent. Les anti-glozéliens ouvrent le feu, avec la parution d’une brochure signée de René Dussaud, dans laquelle le célèbre épigraphiste — artisan et partisan de la théorie de l’invention de l’écriture par les Phéniciens au XVe siècle avant J.-C. — conteste l’authenticité de l’écriture glozélienne. La position de Dussaud peut parfaitement se comprendre, un Glozel authentique risquant de porter un coup fatal à l’hypothèse phénicienne. Mais c’est qu’avec Dussaud, la guerre de Glozel atteint des sommets qui n’ont plus rien à voir avec l’ argumentation scientifique : truquage de documents, lettre anonyme à un journaliste, accusation d’escroquerie pour un droit d’entrée réclamé pour visiter Glozel et descente de police musclée chez les Fradin... Et pour faire bonne mesure, les «anti » décident d’envoyer sur place une Commission internationale laquelle, après avoir fouillé plusieurs jours, conclut à la «non-ancienneté des objets qu’on lui a soumis ». En réaction, les glozéliens forment un Comité d’études tout aussi international, qui fouille en avril 1928 et affirme l’authenticité du site.

La France se déchire alors entre partisans et adversaires de Glozel. «À Paris, les étudiants de la Faculté de Chimie défilèrent dans les rues en ‘délégations de Glozel’, les uns costumés en paysans bourbonnais, les autres en hommes préhistoriques. Les journaux publiaient caricatures sur caricatures, et le Canard Enchaîné fit même paraître de fausses lettres d’injures entre Dussaud, le docteur Morlet et les principales personnes intéressées à la querelle. » (Fradin, 1979). Un journaliste publie un article dans lequel il réclame pour Emile Fradin, «rustique Blaise Pascal de la Préhistoire », les palmes académiques ! Même des écrivains de renom, tel Paul Léautaud, prennent parti pour Morlet et Fradin, «tombés entre les mains des avocats ».

À Glozel même, c’est la folie : on a ouvert des cafés pour accueillir les centaines de touristes qui défilent chaque jour. À Vichy aussi, on vit à l’heure du site, et les curistes peuvent acheter le guide «Tout Glozel en poche », des bonbons tels les «Fradineries », des canifs, des bijoux comme la «bague d’amour de Glozel », et bien sûr des cartes postales. Un service de car est même organisé, qui permet aux curistes d’oublier pour quelques heures les rigueurs de leur régime… Pour Emile Fradin, c’est, selon sa propre expression, «une époque étrange », remplie d’autographes à signer, d’invitations prestigieuses, de demandes en mariage…

Nous sommes maintenant au début des années 30, et les protagonistes de l’affaire de Glozel se retrouvent devant les tribunaux. Accusé d’escroquerie par Dussaud, Emile Fradin est finalement reconnu innocent, et poursuit aussitôt un procès précédemment intenté à Dussaud, pour diffamation cette fois. Là encore, la justice donne raison à Fradin. Et puis, tout semble se calmer. Chacun campe sur ses positions. Jusqu’en 1941, Morlet continue à fouiller son Champ des morts. Les objets exhumés sont patiemment entreposés dans la pièce de la ferme Fradin qui a été spécialement construite pour servir de musée. Les curieux — bien moins nombreux qu’autrefois — continuent à visiter la collection du musée de Glozel. Quelques livres paraissent, qui feront date : «Glozel, trente ans après », du chanoine Léon Cote (beau-frère d’Emile Fradin), «Corpus des inscriptions de Glozel », d’Antonin Morlet et, dans un genre tout à fait différent, les ouvrages de Robert Charroux qui, en consacrant de nombreuses pages à Glozel, feront connaître, à partir de 1963, le site au grand public de la nouvelle génération. C’est aussi à cette époque — en 1961 — qu’est réalisée par une équipe allemande la première émission de télévision consacrée à Glozel.

Morlet meurt en 1965, à l’âge de 83 ans, laissant à Emile Fradin la lourde tâche de défendre, seul contre presque tous, un Glozel que les dictionnaires de l’époque qualifient dans le meilleur des cas de «site à l’authenticité contestée ». En fait, pour la majorité des représentants de la science officielle et sérieuse, Glozel reste l’œuvre d’un faussaire, sans doute Emile Fradin soi-même, paysan roublard qui a réussi à abuser un Antonin Morlet un peu trop naïf...


Datez les premiers, Messieurs les Danois

On peut évidemment se poser la question : pourquoi ne pas avoir procédé à la datation des objets par la méthode du carbone-14 ?
Il faut savoir que cette méthode, qui détermine l’âge des seuls matériaux organiques, a été mise au point en 1946, donc bien après les événements les plus chauds de l’affaire de Glozel. De plus, jusqu’à très récemment, l’analyse demandait d’assez grandes quantités de matériau, détruits lors du processus. Ces difficultés n’ont pas empêché Antonin Morlet de tenter de dater Glozel. C’est ainsi qu’en 1954, il a envoyé un petit paquet d’ossements à Harry Söderman — un des membres du Comité d’études de 1928 —, qui résidait alors aux Etats-Unis. La tentative de trouver un laboratoire qui voulût bien procéder aux analyses s’est finalement soldée par un échec, ce qui a poussé Morlet à prendre contact avec le nouveau laboratoire de datation de Saclay (France). Mais les résultats n’ont rien résolu et, tout ce qu’on a pu finalement en tirer, c’est que les os n’étaient, ni anciens, ni modernes.

En fait, il a fallu attendre les années 70 pour obtenir des résultats plus fiables. En 1971, des chercheurs scandinaves contactent Emile Fradin, lui demandant l’autorisation de dater des céramiques par un tout nouveau procédé : la thermoluminescence. Après avoir longtemps hésité, Emile finit par accepter et, avec l’accord de madame Morlet, envoie une tablette qui sera traitée par l’équipe du professeur danois Vagn Mejdhal, un des spécialistes de cette nouvelle méthode de datation. Mejdhal va bientôt être rejoint par un Ecossais, Hugh Mc Kerrell, et par deux Français, Henri François et Guy Portal. À eux quatre, ils prétendent apporter une solution définitive au problème de Glozel. Les résultats de leurs analyses paraissent en décembre 1974 dans la célèbre revue anglaise Antiquity. Résultats qui surprennent tout le monde puisque, si Glozel est authentique, il n’a plus rien à voir avec la préhistoire. Les dates obtenues varient en effet dans une fourchette de 700 avant notre ère à 100 après J.-C., et Glozel devient ainsi gaulois ou gallo-romain.

Pour les plus ardents partisans de Glozel, ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle. Rappelons en effet que Morlet avait daté le site du Néolithique. D’autres après lui avaient même conclu, sur la base de l’examen des objets, à un Glozel paléolithique. L’écriture glozélienne devenait du même coup largement plus ancienne que toutes les écritures connues, et on pouvait affirmer, avec une fierté très cocardière, que les Glozéliens — des proto-Européens et donc, en quelque sorte, des proto-Français ! — avaient inventé l’écriture. Par contre, un Glozel gallo-romain n’est plus qu’une simple curiosité archéologique. On va alors assister à un nouvel épisode de la guerre des briques, basé sur des analyses et contre-analyses par des méthodes diverses. En 1976, une mesure par carbone-14 sur une série de petits os — dont certains gravés — donne une date de 17.000 avant notre ère. Les glozéliens respirent : leur Glozel redevient préhistorique.

(NDLR : Mais ce résultat est à son tour contesté et les conclusions des récentes analyses, publiées en 1995, assimilent le site à un établissement de verriers médiévaux, certaines pièces étant même datées du début du XXe siècle... Toutefois, ces dernières datations sont largement contestées, y compris par ceux qui les ont réalisées — voir revue Kadath n° 96).


Des défricheurs aux déchiffreurs

Et l’écriture dans tout cela ? Mais d’abord, s’agit-il vraiment d’une écriture ? À vrai dire, on peut en douter. Morlet avait bien tenté d’en percer le secret, mais il n’avait pu dépasser le stade du classement en 111 signes. À sa suite, d’autres reprennent le flambeau. Ainsi, en 1975, l’épigraphiste anglais Isserlin — une sommité en la matière — soumet-il les signes à l’analyse informatique, tentant une comparaison avec les écritures ibérienne et phénicienne. Le résultat est négatif. Pour Isserlin, les inscriptions de Glozel sont constituées de caractères magiques ; elles ont été empruntées à d’autres alphabets par des Glozéliens qui n’en ont pas compris le sens. Autrement dit, elles ne veulent rien dire. L’ arrangement des signes ne correspond à aucune logique, ils sont disposés au hasard et ne peuvent par conséquent être assimilés à une écriture. Peut-être les Glozéliens ont-ils recopié, sans les comprendre, des documents entrés en leur possession par accident ?

Mais ce verdict peu encourageant n’empêche pas certains de se lancer dans l’aventure du déchiffrement. Dans la grande majorité des cas, les lectures proposées tournent rapidement au délire et ne présentent aucun intérêt (sinon peut-être pour les psychiatres...).
La tentative la plus sérieuse est due au chercheur suisse Hans-Rudolf Hitz : il voit dans le glozélien une langue celtique et assimile le site de Glozel à un lieu de pèlerinage fréquenté à l’époque des Celtes.

(Pour en savoir plus, lire : Kadath n° 96).