Les cinquante ans de «Mondes en collision »

«Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que vous puissiez continuer à le dire ». Voltaire à Rousseau

Ce fut vraiment un choc entre mondes différents ! Comment un psychiatre osait-il non seulement écrire sur l'astronomie mais de plus, citer comme une évidence les écritures hébraïques ? Outré, Harlow Shapley, astronome réputé, écrivit en 1946 : “Si (lui) a raison, nous sommes tous fous.” Le premier livre de Velikovsky, «Worids in Collision »Mondes en collision », Stock 1967) affola à ce point les astronomes professionnels qu'ils en vinrent à un acte extraordinaire : ils se liguèrent pour empêcher le succès de ses ouvrages et les censurer, et ce à plusieurs occasions au cours de deux décennies. Le grand exploit de Velikovsky était de montrer comment les catastrophes naturelles — principalement les collisions manquées de peu avec des comètes — marquèrent l'histoire humaine, sans en appeler à Dieu, au paranormal ou aux extraterrestres. De nos jours, ces idées sont tellement répandues qu'elles forment la structure de films populaires, mais dans les années cinquante elles étaient aussi dangereuses que de la dynamite. Qui était ce vil hérétique ? (Voir l'article dans Kadath n° 31, janvier-février 1979, NdlR.)

Immanuel Velikovsky était né le 10 juin 1895 à Vitebsk, en Russie. Excellant dans la connaissance des langues et des mathématiques, le jeune Velikovsky, après l'obtention de son diplôme à Moscou en 1913, poursuivit ses études dans des universités en France (entre autres sous la direction de Henri Bergson), à Edimbourg et à Moscou. Ayant déménagé pour Berlin, il y épousa la violoniste Elisheva Kramer et, à partir de 1924, édita le journal Scripta Universitatis — avec un jeune physicien du nom d'Albert Einstein. Entre 1924 et 1939, Velikovsky exerça la psychanalyse en Palestine et publia des articles dans Imago de Freud. Inspiré par «Moïse et le monothéisme » de ce dernier, il postula que le pharaon Akhenaton était le légendaire Œdipe. En 1940, résidant alors à Princeton (New Jersey) comme son ami Einstein, Velikovsky en vint à la conclusion qu’une grande catastrophe naturelle s’était produite au moment de l’Exode des juifs hors d'Égypte. Les plaies relatées dans la Bible, la séparation des eaux de la mer Rouge, l'éruption du mont Sinaï et la colonne de nuages et de feu se déplaçant dans le ciel, pouvaient avoir été le résultat d'événements naturels. Il rechercha donc les textes égyptiens rapportant des catastrophes similaires... et les trouva. Cette technique de comparaison de différentes histoires anciennes, par le biais des récits de désastres naturels apparemment similaires qu'elles contiennent, ouvrit une nouvelle voie de synchronisation des histoires chaotiques d'Égypte et d'Israël et trouva son aboutissement dans le manuscrit «Ages in Chaos ».

Velikovsky rechercha ensuite la cause de l'événement inexplicable qui mit fin au Moyen Empire égyptien. Réfléchissant sur la description, dans le Livre de Josué, d'une averse de météorites se produisant juste avant que le soleil ne “s'arrête” dans le ciel, il en conclut que la catastrophe avait une origine céleste plutôt que terrestre. Ce fut le point de départ de «Worlds in Collision », qui recense les phénomènes historiques, mythologiques et religieux comparables puisés dans le monde entier. Il identifia une série de cataclysmes, les uns il y a trente-quatre à trente-cinq siècles, entre le deuxième et le premier millénaire avant J.-C., les autres il y a vingt-six siècles, entre le septième et le huitième siècle avant notre ère, rappelés seulement d'une manière symbolique et codée dans les mythes, à la manière dont un amnésique peut dissimuler un terrible traumatisme. La catastrophe la plus récente concerne la planète que nous appelons Vénus et qui, selon Velikovsky, s'arracha de Jupiter telle une énorme comète qui faillit entrer en collision avec la Terre et Mars avant de se fixer dans sa position actuelle. L'ouvrage foisonne d'idées fortéennes telle l'association de Vénus à des essaims de mouches, des chutes de feu et de cendres, des mers bouillantes et des populations terrorisées — en opposition avec la vision d'une histoire planétaire jusqu'alors dominée par les pionniers victoriens de l'astronomie, de la géologie et de la paléontologie.

Dès que Macmillan accepta de publier «Worlds in Collision » en 1950, s'éleva une violente controverse. Harlow Shapley, alors directeur de l'observatoire à l'université de Harvard, menaça d'organiser un boycott par les académiciens et les scientifiques écrivant et achetant les livres publiés par cet éditeur. L'un d'eux, Dean McLaughHn, un astronome de l'université du Michigan, écrivit à George Brett, président de Macmillan : “‘Worlds in Collision’ n'est que mensonges et rien que mensonges ... Non, je ne l'ai pas lu et je ne le lirai jamais !” Macmillan était tenté de résister, d'autant que le livre était déjà sous presse et que des articles d'autres scientifiques, abondant dans le sens de Velikovsky, avaient fait leur apparition dans la presse populaire. Soudain, l'ambiance changea. Gordon Atwater, président et conservateur du planétarium Hayden au Musée américain d'Histoire naturelle et l'un des supporters de Velikovsky, fut brusquement démis de ses fonctions au musée sans aucune explication, et chez Macmillan l'éditeur qui avait signé le contrat fut licencié. En un mouvement sans pareil dans l'histoire de l'édition, tous les droits sur l’ouvrage furent transférés à Doubleday, alors qu’il figurait déjà en tête des best-sellers du New York Times, huit semaines à peine après sa parution. Le pire survint lorsque des scientifiques réputés s’en prirent assez bizarrement au caractère de Velikovsky et à son cursus universitaire, et ce dans des journaux scientifiques. Ses articles furent rejetés sans même avoir été lus et certains journaux refusèrent de rétracter des représentations grotesques et erronées dans les faits, de lui et de sa thèse, sans lui offrir la possibilité de répondre à ses détracteurs ou de se défendre.

Dans l’introduction de son second livre, «Ages in Chaos » en 1952, Velikovsky écrivit : “Ayant ébranlé la complaisante sérénité d’esprit d’un groupe puissant d’astronomes (...), j’offre ici une dispute majeure aux historiens.” En 1955 parut «Earth in Upheaval »Les grands bouleversements terrestres », Stock 1957), apportant des preuves tant géologiques que paléontologiques à l’appui de «Worlds in Collision ». C’était purement “le témoignage de (...) pierres et d’ossements”, écrivit-il, et il expliquait ainsi la base de ses conclusions : “J’ai exclu (...) les références aux anciennes littératures, traditions et folklores ; et je l’ai fait intentionnellement, en sorte que les critiques négligents ne puissent taxer l’ouvrage de ‘contes et légendes’.” D’autres livres suivirent, certains comme «Œdipus and Akhnaton » (1960), «Peoples of the Sea » (1977) et «Ramses II and his time » (1978) étant des reconstitutions historiques spécifiques, et d’autres comme «Myth and History » (1960) et «Mankind in Amnesia » (1982) développant son thème d’une amnésie collective globale.

Entre 1950 et 1970 Velikovsky était, à de rares exceptions près, malvenu sur les campus universitaires et son œuvre était traitée de plaisanterie par les publications officielles. Mais deux courants de réhabilitation étaient en cours. D’abord, par suite des progrès de la technologie spatiale dans les années ’60, davantage de scientifiques jetaient un regard neuf sur ses prédictions ; et par ailleurs, le mouvement New Age naissant voyait en Velikovsky un de ses prophètes martyrs. Lorsque les premières sondes vers la Lune, Vénus, Mars et Jupiter ramenèrent de nouvelles informations, des images étonnantes et des échantillons de roches, les conceptions établies relatives aux planètes furent remplacées par des idées et des interprétations nouvelles. Certaines étaient en faveur de Velikovsky — par exemple, les nuages massifs inattendus sur Vénus, son étrange rotation rétrograde et ses températures très élevées —, et d’autres ne l’étaient pas — ainsi la disparité en nombre et en dimensions des cratères sur Vénus par comparaison avec ceux sur Terre dans l’échelle de temps de Velikovsky, ou l’absence apparente de résidus de comètes dans les calottes glaciaires terrestres ou dans les fonds océaniques qu’on aurait pu escompter à partir des quarante années de “nuit” causée par le frôlement de Vénus voici trois mille cinq cents ans. Cependant, la découverte de radioactivité et de champs magnétiques sur la Lune, les émissions radio de Jupiter et les informations de plus en plus nombreuses quant au rôle de l’électromagnétisme dans la mécanique céleste étaient suffisantes pour inciter un certain nombre de chercheurs à poser un regard neuf sur les idées de Velikovsky. Einstein, du moins, était impressionné. Apprenant la nouvelle des émissions radio de Jupiter, il écrivit à son vieil ami : “Quelle expérience voudriez-vous voir réalisée maintenant ?” En 1972, un groupe de Portland (Oregon) entama la publication d’une série de nouvelles études intitulées «Immanuel Velikovsky Reconsidered » et, à peu près au même moment, des documentaires télévisés sur les idées de Velikovsky furent réalisés par la Radiodiffusion canadienne et par la télévision de la BBC.

Cependant, pas grand-chose n’avait changé en deux décennies et les appels à une plus grande tolérance à l’égard des idées nouvelles se heurtèrent, dans la presse scientifique, aux invitations à protéger l’intégrité de la science contre les artistes intellectuels et les escrocs. En réaction aux excès des tenants du New Age s’épanouit un mouvement de scepticisme académique, trop heureux de maudire, dans un même élan, Velikovsky et les têtes fêlées du New Age. Les arguments conduisirent en 1974 à l’infamant symposium sponsorisé par l’Association Américaine pour le Progrès de la Science, dont l’astronome Carl Sagan attendait qu’il soit “un honnête débat raisonné”. Il fut dominé par une animosité ouverte dès lors que son modérateur, le Dr Ivan King, déclara en préambule : “Aucun d’entre nous, dans l’establishment scientifique, ne croit qu’un débat sur les vues de Velikovsky (...) puisse être justifié, même de loin, lors d’une rencontre scientifique sérieuse.” Les orateurs qui lui étaient favorables ayant été recusés, Velikovsky était minorisé et son texte répondant aux critiques fut omis du rapport officiel, «Scientists confront Velikovsky » ( 1977). Ses propres vues sur l’incident éhonté figurent dans son livre «Stargazers and Gravediggers » (1983 : littéralement «Observateurs d’étoiles et fossoyeurs »).

Velikovsky poursuivit ses recherches depuis son domicile de Princeton, jusqu’à sa mort survenue le 17 novembre 1979. Pleinement satisfait d’instruire une nouvelle génération d’historiens, d’astronomes et de physiciens planétaires qui, il l’espérait, échapperaient à l’étroitesse d’esprit de leurs prédécesseurs. D’une certaine façon, leur travail a vaincu le cloisonnement qui avait entravé le sien. Actuellement, des débats non tronqués ont lieu, souvent sans que soit mentionné le nom de l’homme qui fit démarrer le train d’idées relatives à la manière dont Jupiter et Saturne peuvent dévier et désintégrer des comètes (souvenez-vous de Shoemaker-Levy 9) ; à des événements comparables au super-impact de la Toungouska (songez à la grande extinction d’il y a soixante-cinq millions d’années et à d’autres périodes d’extinctions de masses); aux défenses en orbite par missiles ou par laser, contre les débris de l’espace pénétrant le champ terrestre; et aux traces préhistoriques d’événements célestes catastrophiques. Les idées de Velikovsky sont toujours aussi fortes pour susciter des factions pour et contre, aussi amèrement opposées actuellement qu’elles l’étaient en 1950 et en 1974. L’appel instinctif à l’évhémérisme — l’idée selon laquelle certains événements mythiques pourraient être basés sur des faits réels — doit se confronter à la réalité des faits physiques et à la stricte évidence. Mais, comme nous l’apprend l’histoire récente des connaissances scientifiques, l’autoritarisme suranné du genre qui a agressé Velikovsky ne peut se maintenir dans les sciences actuelles, mues par des torrents d’informations et d’idées neuves.

Il est intéressant de relever que l’un de ses détracteurs les plus acharnés, le Dr Henry Bauer, considérait Velikovsky lui-même comme un exemple d’autoritarisme ancien style, un fier produit d’une formation européenne traditionnelle qui avait généré des polymathes tels Freud, Steiner, Korzybski, Reich et beaucoup d’autres. L’outrage sarcastique de quelques membres de la communauté scientifique, explique Bauer, était dû “au fossé absurde entre, d’une part, les prétentions et ambitions de Velikovsky et d’autre part, son manque de qualifications et l’absence de preuves de ses vues”. En dépit de ses qualifications indubitables dans d’autres domaines, lorsqu’il s’agissait de physique, dit Bauer, Velikovsky était “un ignorant déguisé en sage”. Mon sentiment est qu’il est injuste de condamner Velikovsky uniquement sur la base de son interprétation littérale des mythes ou qu’il ait accrédité à tort certains faits, comme si la science et les savants étaient à l’abri d’erreurs similaires. Pour les astronomes britanniques Victor Clube et William Napier, Velikovsky “n’était pas tellement le premier des nouveaux catastrophistes que le dernier d’une lignée de catastrophistes traditionnels remontant aux temps médiévaux et probablement même avant”. La science pense qu’elle n’a pas besoin de visionnaires désavoués, mais notre culture serait plus pauvre sans eux. Ecrivant, des années plus tard (1977), dans The Humanist, Carl Sagan semble avoir tempéré quelque peu son jugement : “Je trouve la concentration de légendes accumulées par Velikovsky stupéfiante, écrit-il. Si vingt pour cent seulement des concordances légendaires sont réelles, il y a là quelque chose d’important à expliquer.”

Bob Rickard
(© Fortean Times n° 118, janvier 1999
P.O.Box 2409, London NW5 4NP, United Kingdom
Traduit de l’anglais par Marcelle Gerday)


Fermer la fenêtre