Caral : synchronicité Pérou-Égypte

À 200 km au nord de Lima, capitale actuelle du Pérou, s’étend, de part et d’autre de la rivière Supe, une vallée couvrant environ 90 km depuis la côte pacifique jusqu’aux contreforts des Andes. Dans la partie méridionale de celle-ci, et à 23 km à l’intérieur des terres, se dresse, sur une dune de sable non loin du village de Caral, un site surplombant la rivière. Connu déjà depuis 1905 mais n’ayant jamais livré ni or, ni poteries, ni objets en céramique, il ne fut plus réexploré avant 1994. La zone centrale de Caral couvre une superficie de 65 hectares (620 x 1045 m), autour de laquelle sont répartis six grands tertres à plate-forme, ainsi qu’une trentaine de collines plus petites. À chaque tertre est associée une zone résidentielle et, pour deux d’entre eux, une plaza circulaire encaissée. Leurs dimensions minimales sont de 60 x 45 m pour une hauteur d’au moins 10 m, et la plupart furent construits en une seule phase ; l’architecture est celle de véritables pyramides tronquées à terrasse. La plus grande, baptisée Piramide Mayor, demeurera longtemps la plus monumentale du Pérou : sur une base de 160 x 150 m (quatre terrains de football) et avec une hauteur de 18 mètres (quatre étages), son volume peut s’estimer à 200.000 m³ ; elle fut édifiée en deux phases. Passée une plaza encaissée, on accède à la terrasse par un escalier débouchant sur une espèce d’atrium où se dressait un monolithe haut de 1m70 ; plus avant, un endroit dont on a pu déterminer qu’un feu y était largement utilisé ; et enfin, flanquant ce lieu sacré, un bâtiment rituel à plusieurs pièces, construit en pierre volcanique assemblée au mortier. Tout ceci semble avoir eu une destination religieuse ; en tout cas, on n’y a relevé aucune trace d’entreposage quelconque.

Le complexe cérémoniel de Caral.

Cette pyramide, aussi bien que les autres tertres plus petits, était faite de murs de soutènement en pierre taillée. À l’aide de cordes en fibres de roseaux, la pierre était acheminée depuis la carrière d’exploitation, puis soigneusement polie et recouverte de multiples couches de plâtre en couleur (une teinte variant du blanc au jaune ou au rouge selon la lumière du jour). Des galets et de la blocaille provenant de la rivière voisine étaient amenés dans des shicra, des sacs faits de roseaux tissés de façon assez lâche : sacs et pierres étaient alors déposés tels quels et laissés en place à l’intérieur des murs. Sous l’un de ceux-ci, en bordure de la pyramide la plus occidentale, ont été retrouvés les restes d’un bébé de dix-huit mois, enveloppé dans une natte de joncs et peut-être sacrifié dans le cadre d’un rite de fondation. Enfin, au sud-ouest du site, se dresse ce qui fut peut-être le complexe cérémoniel de Caral : une plaza circulaire encaissée, entourée de gradins tel un amphithéâtre de 29 m de diamètre et faisant face à une petite pyramide ; sur la terrasse de son temple fut retrouvé un autre monolithe, de la même taille que celui de la Piramide Mayor.

Le climat devait être un peu plus humide que celui d’aujourd’hui. En dehors de la capture de petits animaux, la survie de la société de Caral dépendait surtout des plantes domestiquées par irrigation au départ de la rivière Supe : des courges, des haricots, des goyaves. Aucune céréale n’était cultivée, mais la base de l’agriculture était le coton, que les habitants furent apparemment les premiers à produire en Amérique. Les autres fouilles de Caral ont exhumé les traces d’animaux marins en quantité, clams et moules, tandis que les excréments desséchés contenaient tous des arêtes d’anchois et de sardines. Ceci laisse à penser que les habitants se procuraient des surplus de poisson auprès des pêcheurs de la côte, en échange de leur coton, dont ces derniers pouvaient à leur tour se servir dans la fabrication de leurs filets. Dans l’autre direction, il faut regarder vers les Andes et au-delà, vers le bassin amazonien, d’où provenaient les coquilles d’escargots utilisées pour conserver la teinture, ainsi que les vestiges d’un type particulier de bois, l’ishpingo, qui ne pousse que dans la jungle. Complétons enfin ce tableau avec 32 flûtes en os de pélican et de condor, gravées de figures d’oiseaux et de singes, et qui furent exhumées près d’un autel de l’amphithéâtre.

On estime la population de Caral à 3000 habitants au moment de son apogée. Les structures mises au jour révèlent un début de hiérarchie sociale. Chaque pyramide comportait à son sommet de petites pièces pour les classes les plus influentes. Les artisans, tisserands, les gens au service des prêtres et des dirigeants, ainsi que ceux chargés de l’irrigation, logeaient dans des maisons d’adobe (des briques cuites au soleil) dans les secteurs bordant les pyramides. À la périphérie enfin, des cabanes en bois, rotin et boue, hébergeaient les ouvriers, serviteurs et paysans. Le nombre des tertres donne une idée de la puissance et de l’étendue d’un pouvoir de décision centralisé, dans une société protohistorique et précéramique comprenant des bâtisseurs, des artisans et des maîtres d’ouvrage. L’édification des pyramides, que ce soit en une ou deux phases, exigeait une planification, des connaissances en architecture, en géométrie, en infrastructure, ainsi que la mobilisation de centaines de gens.

L’archéologue d’origine péruvienne Ruth Shady Solis, de l’université de San Marcos à Lima, prospectait le site depuis 1994 et faisait sourire ses collègues lorsqu’elle le disait plus ancien que ceux des Mayas au Mexique. Elle s’adjoignit un couple d’anthropologues nord-américains, Jonathan Haas du Field Museum de Chicago et Winifred Creamer de l’université de l’Illinois. Ils purent rassembler 18 échantillons organiques susceptibles d’être datés au carbone-14, particulièrement bien conservés grâce au climat aride. Certains étaient des fibres provenant des roseaux des shicra (les paniers abandonnés avec leurs pierres derrière les parois), dont la durée de vie était relativement courte, souvent un an seulement, ce qui permettait d’exclure l’éventualité d’une réutilisation de “vieux” bois dans un environnement désertique. Les résultats parurent dans le numéro de la revue Science du 27 avril 2001 et ébranlèrent passablement le petit monde de l’archéologie amérindienne. Non calibrés, les échantillons fournissaient des dates allant de 4090 ± 90 à 3640 ± 40 BP (avant le présent), ce qui, après recalibrage, situe l’occupation de Caral à une durée d’environ six siècles allant de 2627 à 2020 années calendrier avant notre ère. La date de -2627 provient d’un prélèvement sous la plaza circulaire de la Piramide Mayor ; une autre, de -2470, de sous la plate-forme du secteur C. À l’heure actuelle, Caral est un des plus grands parmi dix-huit sites recensés dans la vallée de la Supe ; douze de ceux-ci comportent également des complexes architecturaux à plate-forme dotés d’une plaza circulaire encaissée. Ils semblent être de la même époque : l’un d’eux, Lurihuasi, a fourni une date de -2580, contemporaine donc de Caral.

Selon Ruth Shady Solis, Caral a dû être occupé dès 2900 avant J.-C, et ce durant un millénaire entier. Avec ses 65 hectares, il est le plus vaste site d’avant -2500, ce qui, pour une date de -2700 au moins, nous reporte à 900 ans avant l’introduction de la céramique sur la côte des Amériques (où on la situe vers -1800). Mais c’est la localisation de Caral à l’intérieur des terres qui pose problème. Elle met à mal l’idée favorite des archéologues, telle qu’émise par Michael Moseley en 1975 : l’origine côtière des civilisations du Pérou. Selon cette théorie, les riches ressources maritimes (poissons et crustacés) à la disposition des pêcheurs leur permirent de s’installer sur les côtes, d’y construire une architecture “élaborée” et de développer des sociétés complexes, avant d’entreprendre une migration vers l’intérieur. Seulement, tous les sites côtiers péruviens recensés à ce jour pour le IIIe millénaire ne sont que de petits villages dont l’économie est avant tout maritime, sans réelle agriculture ; le plus étendu, Aspero, fait à peine 12 ha, alors que le plus petit tertre de Caral est déjà aussi grand que n’importe quel édifice andin de cette époque ! De fait, l’étape du lent développement côtier saute et la perspective est inversée : Caral est de plusieurs siècles plus ancien que n’importe quel centre urbain un peu conséquent en dehors de la vallée de la Supe. Ce face à quoi on se trouve maintenant, ce sont plutôt des villages côtiers satellites de centres monumentaux édifiés d’emblée à l’intérieur des terres. Pour l’équipe de Shady, c’est ici que se situe le point de départ des premières concentrations de population créant des sociétés complexes dans le Nouveau Monde. Là fut également conçu le type de structure architecturale combinant la pyramide à plate-forme — centre administratif et cité sacrée à la fois — et la plaza circulaire encaissée, qui vont persister au Pérou durant plusieurs millénaires, mais dont le premier exemplaire n’était attesté que vers -1970. La transition pourrait se situer dans la vallée de Chillon, au sud de celle de la Supe, où El Paraiso par exemple est similaire en étendue à Caral, mais dont les dates les plus anciennes correspondent déjà à la fin de celui-ci.

Si nous avons voulu placer ce sujet en éditorial dans notre rubrique “À la recherche de Kadath”, c’est pour une autre raison encore. On n'a pas manqué de faire remarquer que les tertres à plate-forme de Caral sont contemporains de la pyramide à degrés de Saqqarah en Égypte, édifiée sous le règne du pharaon Djéser entre -2667 et -2648. Peut-on conclure pour autant, comme le fit la revue Science et Vie, que “le Nouveau Monde a inventé la pyramide” ? Ce serait faire du sensationnalisme à bon marché. Contentons-nous de relever au moins la synchronicité des événements, et c’est déjà important. Depuis des décennies, nombre de défenseurs de possibles contacts transatlantiques précolombiens avaient l’habitude d’avancer comme un de leurs arguments la présence de pyramides des deux côtés de l’océan. Ceci, malheureusement pour eux, se heurtait au décalage dans le temps, les pyramides égyptiennes étant largement antérieures à celles de Chavin au Pérou, ou de Teotihuacan au Mexique. Voilà donc que le balancier est revenu de leur côté, Caral étant contemporain de Saqqarah. N’oublions pas non plus d’autres théories, encore réactualisées ces dernières années, qui veulent qu’une civilisation, de plusieurs millénaires plus ancienne encore, aurait fleuri quelque part et ses vestiges enfouis sous les sables du Sahara, sous les glaces de l’Antarctique ou sous les eaux de l’Atlantique : des “rescapés” auraient alors pu être à l’origine de l’émergence de nouvelles civilisations, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde. Voilà la question relancée.

Ce que montre aussi Caral, c’est que l’idée d’une structure architecturale telle que la pyramide à gradins a brusquement germé dans le cerveau d’une population que rien n’y préparait. D’autant que le désert côtier du Pérou est un des plus arides de la terre et ne semble pas particulièrement inviter à y faire démarrer une civilisation. Aucune culture maritime locale ne l’a précédée et l’agriculture qui s’y développa était demeurée au stade précéramique. Au même moment à Saqqarah, partant de simples mastabas en pierre, l’architecte Imhotep développa l’idée de la pyramide à quatre puis à six gradins, mais là aussi d’un seul coup, sur le même édifice et sans tentatives préalables. Comme à Caral, une terrasse couronnait la construction. Cependant, le parallèle s’arrête là. Sans doute est-ce le génie local qui, en Égypte, fit passer les architectes directement à la pyramide “vraie”, en pointe, alors qu’au Pérou puis au Mexique se maintint, durant des millénaires, le concept de la pyramide à gradins, coiffée éventuellement de son temple.

Ivan Verheyden
et l’équipe de Kadath


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