RETOUR AU VINLAND : LE POINT SUR LA CARTE

Michel Dethier






En l’an de grâce 1492, Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Cette information se trouve toujours dans nos livres scolaires (et dans bien d’autres). Elle a cependant été vivement contestée par certains, parfois même avec hargne et, de fait, les découvertes archéologiques à l’Anse aux Meadows (Terre-Neuve) prouvent qu’aux environs de l’an 1000, des Scandinaves venus du Groenland et d’Islande ont bel et bien abordé et séjourné (sans doute assez brièvement) sur le sol américain. Si, en dépit des preuves scientifiques, quelques irréductibles sont encore opposés à cette idée, d’autres par contre ont soutenu que l’Amérique avait déjà été découverte bien avant même les Vikings : les Celtes, les Romains, les Phéniciens et, du côté du Pacifique, divers Asiatiques s’y seraient succédé.

De nombreux articles, parus dans Kadath, ont traité de cette question. Les livres abordant ce sujet ou qui y sont entièrement consacrés sont encore bien plus nombreux. Il serait fastidieux et hors propos de tous les citer ici. De plus, aujourd’hui, sur Internet, on peut trouver d’innombrables informations sur le sujet, tels par exemple les ouvrages d’Olsen & Bourne (2006), les articles de Landsverk, le livre de Hope sur la fabuleuse cité de Norumbega, qui aurait existé dans le Saguenay… Le dépouillement attentif et critique de cette littérature dépasserait largement le cadre de cet article. Il faut cependant raison garder et bien comprendre que certains de ces travaux reposent parfois sur des éléments un peu légers et reflètent surtout l’imagination de leurs auteurs. Des recherches approfondies sont encore indispensables pour étayer solidement nombre de ces hypothèses. Ici, je m’efforcerai d’actualiser l’article de Jacques Victoor paru dans Kadath en 1975 et de faire le point sur la fameuse “carte du Vinland”, tombée entre les mains des spécialistes dans les années 50 et qui remonterait à 1440. En dépit de l’utilisation de techniques sophistiquées d’authentification, elle fait toujours débat, à tel point que, dans son cas, je serais tenté de citer Mark Twain : “Les recherches des nombreux commentateurs ont déjà beaucoup obscurci la question et il est probable que, s’ils continuent, on n’y comprendra plus rien du tout.” Afin d’éviter si possible cette éventualité, il convient d’abord de rappeler ce que l’on sait objectivement du Vinland et de la présence viking en Amérique.

Le Vinland des sagas.

Les sagas (c’est-à-dire “les choses qui doivent être dites”) ont la réputation, dans le grand public, d’être des récits fantastiques, pleins de bruit et de fureur. Pourtant, beaucoup seraient étonnés de constater que, bien souvent, ces textes sont précis et précieux pour les historiens. Sans être pour autant dépourvues d’action et de magie, les sagas renferment les généalogies détaillées des protagonistes et la description minutieuse des événements (même anodins), des trajets parcourus et des endroits visités. On peut même y trouver parfois le détail de la cargaison de chaque bateau ! Les Vikings n’étaient pas seulement des aventuriers et des pirates, c’étaient aussi des commerçants avisés. Plusieurs sagas renferment des passages évoquant des navigations au large de ce qui pourrait être les côtes du nord-est de l’Amérique du Nord. Certaines parlent même d’établissements sur le sol américain. Je me bornerai ici à rappeler brièvement les épisodes potentiellement “américains” de quelques sagas incontestables et bien étudiées, en particulier la Graenlendinga Saga (Saga des Groenlandais), le Landnàmabok (Livre de la colonisation), le Flateyjarbok (Livre de l’Ile Plate), le Hauksbok (Livre de Hauk, du nom de son auteur) et, bien sûr, la Eirikr Rauda Saga (Saga d’Eric le Rouge). Ces récits, pour la plupart écrits à partir du XIIe siècle, sont bien sûr postérieurs (souvent de plus de 200 ans) aux événements qu’ils rapportent mais sont moins susceptibles d’avoir été déformés par les copistes que les récits irlandais, comme par exemple la Navigation de saint Brandan, que les moines se devaient d’épurer de tout paganisme et d’y mettre en évidence la sainteté du personnage central. Les récits d’Adam de Brême (attaché à l’évêché de Hambourg au XIe siècle), les Annales islandaises et même les archives vaticanes fournissent également de précieux renseignements. Pour plus de précisions (en français) sur les Vikings et les sagas, on consultera les ouvrages de Boyer (1976, 1987).

  • 874 : le jarl (chef viking) Ingolfur s’installe en Islande avec sa famille et ses compagnons.

  • 982 : Ari Marsson, venant d’Irlande, atteint la “Grande Irlande” (Irland ad Mikla), loin dans l’ouest. Il est recueilli, hébergé (fait prisonnier ?) et baptisé par des blancs parlant le gaélique. Par la suite, il sera encore fait allusion, dans les sagas, à la présence d’Irlandais au Vinland (Dethier, 1992).

  • 985 : Bjarni Herjulfson appareille d’Islande pour passer l’hiver “à l’étranger”. En 986, en route pour le Groenland, il est déporté de sa route et relève trois terres inconnues (cap Cod, Nouvelle-Ecosse et Terre-Neuve ?) avant d’arriver à bon port. Cette même année, Eric le Rouge, banni d’Islande, fonde la colonie orientale du Groenland (Eystribygdh), près du cap Farvel (ou Farewell). Plus tard, une colonie occidentale (Vestribygdh) sera fondée plus au nord, près de Godthaab. Les vestiges archéologiques incontestables montrent que la colonie orientale au moins a perduré jusqu’au XVe siècle. A l’heure actuelle, les spécialistes ne sont pas encore tout à fait d’accord sur la ou les causes de la disparition de ces colonies (petit âge glaciaire ? pression des Esquimau ? maladies ?). Mais les Groenlandais ont certainement joué un rôle essentiel dans la découverte des côtes américaines.

1003 : Leif Ericson appareille du Groenland, découvre et baptise trois nouvelles terres aperçues à tribord : Helluland (Terre des Pierres plates), Markland (Terre des Forêts) et Vinland (Terre de la Vigne). Diverses localisations ont été proposées : Helluland serait Baffin, Ellesmere ou le cap Aston ; Markland serait le Labrador ou Terre-Neuve et le Vinland Terre-Neuve, la Nouvelle-Ecosse, le cap Cod, la rive droite du Saint-Laurent, la baie d’Ungava ou la baie d’Hudson ou, au contraire, une région plus méridionale (certains ont même parlé de la Floride !). C’est Adam de Brême, entre 1073 et 1075, qui a proposé, pour le Vinland, l’étymologie de“terre du vin” (ou de la vigne) car, écrit-il, “cette île est appelée Vinland parce que la vigne sauvage y pousse et donne un excellent vin”. Cependant, avec un i bref, une autre étymologie est possible : “terre des prairies”, ce qui correspondrait mieux aux goûts des Vikings, éleveurs de troupeaux… et buveurs de bière ! Le fils d’Eric le Rouge revient au Vinland en 1004, où il construit les “Abris de Leif”. Il est rejoint par Thorvald Ericson l’année suivante, qui sera tué par les Skraelings (d’un mot scandinave qui signifierait “chétif” et désignerait les Amérindiens ?) en 1007. Il s’agit peut-être d’Algonquins de la tribu des Micmacs, dont huit furent tués par Thorvald, frère d’Eric (Graenlendinga Saga). Une légende algonquienne parle d’un royaume du Saguenay peuplé d’hommes blonds et riches en fourrures (cité de Norumbega ?)… Vers 1010, Thorfinn Karlsefni vient s’installer au Vinland avec sa femme Gudrid et quelques dizaines de compagnons. Au cours des années suivantes, Karlsefni explore les environs des Abris de Leif, puis repart au Groenland avec ses compagnons et son fils Snorri, âgé de trois ans et né au Vinland. Quelques Groenlandais, Islandais et autres Scandinaves viennent encore au Vinland mais il semble que, devant l’hostilité des Skraelings (peut-être poussés par les Irlandais : Carroll, 1989 ; Dethier, 1992 ;…), ils renoncent peu à peu à ce voyage.

En 1121, l’évêque du Groenland, Eric Gnupsson, partit à la recherche du Vinland, dont on semble avoir perdu la route, et ne revint pas ! A leur tour, les colonies groenlandaises (qui ont compté jusqu’à environ 4000 individus) périclitent et finissent par disparaître : dès le XIIIe siècle, le climat se modifie (hivers plus froids, étés plus secs), la malnutrition et la consanguinité s’installent (les tombes les plus récentes de la colonie orientale contiennent les squelettes rachitiques de personnes jeunes) et les Esquimaux se font de plus en plus pressants. En 1340, ils détruisent la colonie occidentale dont les survivants se seraient réfugiés sur les côtes américaines. Averti de ces événements, le roi de Norvège envoya une expédition de secours commandée par Knutson, qui rôda dans les parages de 1355 à 1364.
L’histoire n’a guère conservé de trace détaillée de cette expédition mais, en 1898, O. Ohman, un fermier d’origine scandinave, découvrit à Kensington (Minnesota), une pierre gravée de caractères runiques qui disaient : (sur la face plane) : “Nous sommes huit Suédois (Goths) et 22 Norvégiens effectuant un voyage d’exploration vers l’ouest à partir du Vinland. Nous avons campé (sur le bord d’un lac ?) près de deux rochers, à quelques jours de marche de cette pierre. Nous nous sommes écartés un jour pour pêcher. Quand nous sommes rentrés, dix de nos camarades gisaient sur le sol, baignant dans leur sang. Ave Maria ! Que Dieu nous garde !” ; (sur la tranche) : “Nous avons laissé dix des nôtres sur le rivage de l’océan pour veiller sur notre bateau, à quatorze jours de marche de cette île. Année 1362.” (traduction de Holand, 1969).

On suppose généralement que ce message a été laissé par les hommes de Knutson et que ce sont ceux restés sur le rivage qui seraient rentrés en Norvège en 1364. Cette pierre, d’abord conservée dans la prestigieuse Smithsonian Institution, a été ensuite reléguée dans le musée plus modeste du Minnesota (Huré, 1970). C’est que son authenticité ne fait pas encore l’unanimité. Néanmoins, les arguments de ceux qui n’y voient qu’un canular sont de plus en plus battus en brèche (Carlson, 1998 ; Jett, 2005).
La technologie moderne ne permettrait-elle pas de distinguer de manière (quasi) indiscutable des gravures faites dans la pierre il y a des siècles… ou seulement quelques décennies ? En effet, bien d’autres inscriptions “mystérieuses” (runiques, oghamiques, phéniciennes…) ont été relevées par certains chercheurs, tant en Amérique du Nord que du Sud (Holand, 1956 ; de Mahieu, 1988 ; Ferryn, 1981, 1985 ; Heim, 1985 ;…) et il devient urgent d’y mettre un peu d’ordre !
En 1492, une lettre papale nommait encore un moine bénédictin évêque du Groenland, “pour autant qu’il puisse rejoindre son poste” (ce qu’il n’a sans doute pas pu faire) et précisait que les Groenlandais célébraient encore la messe “il y a 80 ans” (Nörlund, 1936). Enfin, en 1540, l’équipage d’un navire de la ligue hanséatique déporté vers le Groenland trouva sur la plage le cadavre d’un petit homme rabougri et contrefait, armé d’un couteau rouillé (Nörlund, 1936). Peut-être était-ce le dernier colon ?

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