LA MÉCANIQUE D’ANTICYTHÈRE TOURNE ROND

Michel Dethier






C’est peu avant Pâques de l’an 1900 qu’un petit bateau grec de pêcheurs d’éponges fut obligé de s’abriter de la tempête dans une crique de l’île d’Anticythère et d’y jeter l’ancre. Cette petite île est située à mi-chemin entre le Péloponnèse et la Crète. Le beau temps revenu, quelques membres de l’équipage du caïque et son capitaine plongèrent à la recherche des précieuses éponges. On ignore s’ils en trouvèrent beaucoup mais, par plus de quarante-deux mètres de fond, ils découvrirent l’épave envasée d’un navire antique et sa cargaison d’amphores et de statues. Prévenu de la découverte, le gouvernement grec organisa, à la fin de la même année, une campagne de fouilles qui s’avéra difficile : outre un temps exécrable, l’équipement des plongeurs était encore, à l’époque, primitif (scaphandre classique, avec semelles de plomb et tuyaux souples reliés à la surface, le scaphandre autonome avec bouteilles n’ayant été inventé qu’au début des années 1940). Néanmoins, l’essentiel de la cargaison fut récupéré, dont le fameux éphèbe d’Anticythère, généralement daté de 340 avant J.-C.

Au Musée d’Athènes, l’archéologue Valérios Staïs entreprit le nettoyage et l’inventaire du matériel remonté du fond de la mer. Il fit alors une découverte surprenante : parmi les objets “classiques” et attendus dans ce genre de site (amphores, pièces de monnaie, bijoux, débris de statues, etc.), il y avait une sorte de mécanisme constitué de cadrans et d’engrenages en bronze, maintenus entre les restes d’une structure en bois, le tout soudé par les concrétions marines. Ce que l’on allait appeler par la suite la “mécanique (ou machine) d’Anticythère” était à l’époque l’artéfact le plus complexe légué par l’Antiquité, statut qu’à ma connaissance, il détient toujours aujourd’hui. Cette découverte a évidemment suscité des polémiques, voire même quelques élucubrations. Les hypothèses oscillaient entre l’objet mystérieux rescapé de l’Atlantide ou le réveille-matin de Rastapopoulos, jeté négligemment par-dessus bord par l’ennemi juré de Tintin. On a également évoqué l’hypothèse séduisante des « Anciens Rois de la mer » de Charles Hapgood (1981). Pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici, cette hypothèse, qui supposait l’existence d’une très ancienne civilisation maritime, est cependant peu crédible. Notons simplement que l’“évolution” des cartes suggérée par cet auteur n’est pas du tout évidente et que le géographe grec Strabon (Ier siècle avant J.-C.), qui disposait pourtant de tous les documents de l’époque, dont beaucoup ont disparu de nos jours (bibliothèque d’Alexandrie, par exemple), ne parle pas de cette hypothétique civilisation. Le commandant Cousteau, lui, voyait dans cet objet un témoin de l’antique thalassocratie crétoise (île où il plaçait l’Atlantide), ébranlée par l’éruption de Santorin.

Une longue étude.

Dans un premier temps, il fallait dater l’épave aussi précisément que possible. On sait aujourd’hui, grâce aux amphores et aux pièces de monnaie, qu’il s’agissait d’un navire romain d’une cinquantaine de mètres de long, provenant des îles de Rhodes et de Cos et qui faisait route vers l’Italie. Les premières estimations situaient la date de son naufrage vers 65 avant J.-C. (± 15 ans) ; puis la fourchette s’est resserrée pour s’établir entre 77 et 70 avant J.-C. Dans son article de 1959 et dans son livre de 1974, Derek de Solla Price situait déjà le naufrage entre 87 et 82 avant J.-C. Les résultats des plongées (dont des pièces de monnaie) de Cousteau en 1976 permettent aujourd’hui de penser que ce navire a probablement coulé en 86 avant notre ère, et qu’il ramenait en Italie le butin pris à Pergame par l’armée romaine, suite à la révolte de cette ville.

L’examen de cet objet anachronique et dérangeant (éparpillé en quatre-vingt-deux fragments !) a bien sûr débuté dès sa découverte et, en 1902, V. Staïs, dans un rapport préliminaire, y voyait une “machine astronomique grecque” datant de l’époque hellénistique. Mais il fallait débarrasser les engrenages de la gangue calcaire et corallienne qui les enrobait, rassembler les morceaux épars… et imaginer ce qui manquait ! Avec les techniques de l’époque, ce n’était pas chose simple, d’autant plus qu’il convenait de se montrer très prudent et ne pas commettre de manipulations irréparables. La machine (très) sommairement reconstituée fut cataloguée “astrolabe mécanique” par le Musée d’Athènes, soit une espèce de carte circulaire de navigation permettant d’effectuer des observations simples, basées sur les étoiles. Cette opinion fut partagée par le vice-amiral grec I. Theophanides qui, vers 1930, réalisa même un premier modèle du mécanisme.

Et les années passèrent, jusqu’en 1955, année où Derek de Solla Price entreprit une étude minutieuse de l’appareil…

Lire la suite dans Kadath n° 106

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