Croyance versus opinion : l’aune de la certitude

En 1983, nous fêtions nos dix ans d’existence et nos cinquante numéros. À cette occasion, j’avais commis un article qui se voulait philosophique et qui, ayant reçu l’aval de mes pairs kadathiens, avait contribué à ce moment historique. J’y évoquais quelques caractéristiques de “l’esprit kadathien” qui tenaient en quelques points essentiels : curiosité, esprit critique, documentation, remise en question, communicabilité, synthèse. En 1993, un éditorial de notre bien-aimé rédac’chef avait ponctué vingt années de survie en épinglant le prudent scepticisme de rigueur, la connaissance sérieuse et sa remise en question et enfin l’acceptation de l’incomplétude dans la recherche de la vérité. Les trente ans ont passé discrètement (seule la couverture y faisait allusion), sans doute en attendant le centième numéro qui a donné l’occasion à notre rédacteur en chef de tirer les conclusions (toujours provisoires évidemment) de plus de 550 articles de recherche et de lancer par là même un message fait de satisfaction et de prudence. Et je dirai avec lui : “Que reste-t-il de nos amours ?” À vrai dire — et c’est là le paradoxe — : tout ! Tout ce que nous avons cogité et qui se retrouve au fil de ces 100 numéros, tels une mini-encyclopédie du savoir critique, toutes les questions, toutes les réponses et toutes les incapacités à conclure qui font que les vieilles, belles et grandes interrogations restent d’une brûlante actualité. Reste aussi la méthode : inchangée, exigeante, traçant depuis plus de trente-deux ans cette “voie moyenne” du réalisme fantastique. Bien sûr, d’aucuns diront, emportés par l’actualité et par la modernité, qu’à l’heure où l’homme pose le pied (mécanique d’un robot) sur Mars, les remueurs de glaise à la recherche d’antiques témoignages de civilisations disparues prennent des allures d’entomologistes poussiéreux. Et pourtant… on enseigne toujours l’Histoire dans les écoles (et toujours aussi mal) et on ouvre toujours les albums de famille avec une certaine émotion (et Dieu sait si la famille humaine en possède un volumineux malgré quelques lacunes). Bref, il n’y a rien de vraiment changé sous le soleil de la curiosité, en tous cas pour tous ceux qui savent encore ce que ce mot veut dire et qui ne se contentent pas d’ingurgiter machinalement ce qu’on leur balance à la figure jour après jour (seconde après seconde dirais-je avec Internet) dans les médias. Et cette curiosité, nous aimerions encore la faire partager, non pas par le plus grand nombre (ce serait utopique voire mégalo), mais par ceux qui se reconnaissent aujourd’hui, tout jeunes qu’ils soient, dans le dynamisme intellectuel de cette sorte de “cercle des chercheurs disparus”. Je pense qu’il y aura toujours autant, sinon plus, de fantastique dans l’aventure humaine que dans l’imaginaire des contes de fées, si modernes soient-ils, et qu’il y aura toujours des curieux comme nous, comme vous lecteurs assidus ou nouveaux. Pour en revenir un instant sur la “méthode”, cet aspect crucial de notre action de trente-deux ans rejoint à l’évidence une problématique sournoise que d’aucuns se sont plu à dénoncer à juste titre : l’avalanche d’informations que nous subissons actuellement sous toutes sortes de formes audio-visuelles et qui mène à faire des têtes “hyper-bien-remplies” et “hyper-mal-faites”. Cela ne doit cependant pas nous empêcher de nous poser à l’occasion quelques bonnes questions générales.

De tout ce qui précède, il apparaît assez évidemment que s’opposent, toujours et peut-être plus que jamais aujourd’hui, les croyances aux opinions. Il m’a semblé intéressant de se pencher un instant sur ces notions porteuses de conflits. Une croyance repose à l’évidence sur un acte de foi, une adhésion profonde et définitive de l’être, une intime conviction. Notons au passage que c’est cette même intime conviction qui permet à un jury d’assises de condamner ou d’innocenter quelqu’un : je vous laisse le loisir de réfléchir à cela. Il n’est en aucun cas question d’une démarche intellectuelle ; nous dirions volontiers que cela se situe “dans les tripes”, au niveau de l’émotionnel. Cela peut survenir d’une manière inopinée : ce sera une révélation ; comme ce peut être le résultat d’un conditionnement culturel : ce sera une religion. D’une manière comme d’une autre, les croyances ne se discutent pas, elles peuvent se confronter dans le respect de l’autre (dans la meilleure hypothèse), aucun arbitre ne pourra trancher et renverra les parties dos à dos. Cela relève du : “c’est plus fort que moi !” La Vérité nous est donnée toute faite, les commentaires et discussions éventuels ne servant qu’à étayer le postulat de départ… Les opinions sont d’un style différent. Elles se forgent, se construisent progressivement au fil des connaissances et sont éminemment susceptibles de se modifier au cours du temps. Elles peuvent ainsi se discuter, s’échanger, déboucher sur une communion d’esprit ou une opposition flagrante sans que pour autant elles perdent de leur intérêt, leur histoire même étant source de savoir. Mais sur quoi se fondent-elles vraiment ? Sur des connaissances, disions-nous un peu légèrement peut-être, car pour fonder quelque chose de solide, il faut des bases assurées. Or, si nous réfléchissons un peu aux certitudes sur lesquelles nous nous appuyons, nous allons nous rendre compte qu’elles sont pour leur toute grande majorité constituées de choses communément admises, par rapport auxquelles il nous est impossible d’exercer notre esprit critique en procédant à une vérification directe. Peu d’entre nous ont eu l’occasion de participer par exemple à une campagne de fouilles archéologiques en Haute-Égypte pour vérifier si les momies ont bien la tête orientée vers l’est à l’inverse de celles de Basse-Égypte. Lorsqu’il s’agit de la réalité existentielle de Jules César ou de Napoléon, nous avons tendance à croire ce qui est communément admis : c’est-à-dire qu’il y a tellement de preuves directes et indirectes de leur existence que le doute n’est plus permis. Quand on nous raconte que les Chinois savaient que la Terre était ronde deux mille ans avant Eratosthène, nous exigeons une démonstration, et en ce qui concerne la treizième tribu d’Israël et l’apparition de l’archange Moroni à Joseph Smith, en ce compris les fameuses tablettes disparues, nous nous trouvons encore un peu plus hésitants. Entre ces quelques exemples, toutes les variations sont possibles, montrant par là la fragilité du témoignage, l’incertitude quant aux sources et les difficultés de construire un discours cohérent à partir de tout cela. La Vérité prend soudain des allures abstraites, et nous nous apercevons qu’il faut en faire son deuil définitif, au risque de tomber dans une croyance supplémentaire. C’est dire qu’il ne faut faire un sort définitif à rien ni à personne, que l’être humain est une curieuse machine à penser, et que c’est cette éternelle interrogation qui fait à la fois le plaisir de l’existence et celui de chercher sans nécessairement être obligé de trouver.

Jean-Claude Mahieu

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