Adios à la Madre de la Pampa

22 juillet 1986. Nous quittons Lima, au Pérou, après quelques jours de repos pour nous remettre d’un studieux séjour à Chavín de Huántar et d’un laborieux et éreintant périple en autocar et mini-bus qui nous avait ramenés vers la capitale, par la Cordillera Blanca et le Canon del Pato. Augustin, un ami péruvien (merci, chère Simone Waisbard !), nous avait alors procuré une voiture avec laquelle nous suivîmes la route panaméricaine sur 450 km, vers le sud. Direction : Nazca. Objectif : “rencontre avec une femme remarquable”... Maria Reiche avait accepté d’être de notre comité d’honneur et nous correspondions par l’intermédiaire de sa sœur cadette, le Dr Renate Reiche-Grosse. Pour la parution du numéro spécial consacré aux géoglyphes et aux “pistes” de Nazca (Kadath n° 16), nous avions décidé de proposer à nos lecteurs son excellent petit ouvrage trilingue (un must toujours disponible auprès de notre service-librairie), dont la vente contribuait modestement à financer le travail sur le terrain.
Episodiquement, nous recevions de notre auguste correspondante locale un courrier nous informant des derniers développements ou tentatives d’interprétation des lignes et figures. En guise de remerciement, nous avions pris l’habitude de lui faire parvenir, via l’une ou l’autre connaissance de passage au Pérou, des cassettes de musique baroque qu’elle affectionnait particulièrement. Devenue au fil des ans une véritable gloire nationale, plus populaire que le président de la République lui-même, nous nous réjouissions de rencontrer enfin “la Madre de la Pampa”, comme l’avait surnommée affectueusement les Péruviens. Depuis 1977, Maria Reiche était l’hôte à vie d’un confortable hôtel de la petite bourgade, qui avait rapidement acquis le statut de site le plus visité du pays. À l’époque, atteinte de la maladie de Parkinson et pratiquement aveugle des suites d’un glaucome, elle ne se déplaçait plus qu’à grand-peine. Pour l’aider, sa sœur cadette Renate l’avait rejointe en 1983 et s’était établie auprès d’elle. Séquence “rencontre”. Assise sur son lit, au milieu de livres, revues et journaux étalés, de cartes dépliées et d’instruments divers, siégeant sous de grands calques suspendus à des cordes à linge tendues au travers de la chambre, et tandis que nous formulions quelques phrases résumant notre joie d’être là et de la voir enfin. Maria Reiche nous lança d’emblée : “You have a car ?”. Sans doute avions-nous l’air par trop désarçonnés, car sa sœur Renate, toute de prévenance, intervint sur le champ comme pour excuser l’enfant terrible qui a contrevenu aux règles élémentaires de la courtoisie... non sans réprimander son aînée en allemand ! Puis de reprendre, en anglais, pour nous préciser que Maria brûlait en fait d’impatience de savoir si nous avions une grande voiture parce que, souffrant de rhumatismes, il ne lui était plus possible de monter à bord de certains véhicules. Fort heureusement, Augustin nous avait trouvé une vieille limousine spacieuse. À ces précisions, le visage de la Madre s’illumina d’un fin sourire : elle pourrait donc nous accompagner dès le lendemain et nous piloter sur sa pampa, sur l’un des sites les plus mystérieux de la planète.

Séquence “rencontre”. Assise sur son lit, au milieu de livres, revues et journaux étalés, de cartes dépliées et d’instruments divers, siégeant sous de grands calques suspendus à des cordes à linge tendues au travers de la chambre, et tandis que nous formulions quelques phrases résumant notre joie d’être là et de la voir enfin. Maria Reiche nous lança d’emblée : “You have a car ?”. Sans doute avions-nous l’air par trop désarçonnés, car sa sœur Renate, toute de prévenance, intervint sur le champ comme pour excuser l’enfant terrible qui a contrevenu aux règles élémentaires de la courtoisie... non sans réprimander son aînée en allemand ! Puis de reprendre, en anglais, pour nous préciser que Maria brûlait en fait d’impatience de savoir si nous avions une grande voiture parce que, souffrant de rhumatismes, il ne lui était plus possible de monter à bord de certains véhicules. Fort heureusement, Augustin nous avait trouvé une vieille limousine spacieuse. À ces précisions, le visage de la Madre s’illumina d’un fin sourire : elle pourrait donc nous accompagner dès le lendemain et nous piloter sur sa pampa, sur l’un des sites les plus mystérieux de la planète.

Séquence “histoire”. Remarqués en 1926 par l’Américain Alfred Krœber et le chercheur péruvien Toribio Mejia, les tracés de Nazca ne devinrent réellement une curiosité qu’en 1939, lors des premiers survols qu’effectuèrent les pilotes de la compagnie aérienne fondée par l’Américain Elmer J. “Slim” Faucett, depuis Palpa vers Arequipa. Maria Reiche se trouvait déjà au Pérou où elle avait débarqué en 1932, pour occuper un poste de gouvernante à Cuzco. Mathématicienne et professeur brillant, jeune femme non conventionnelle à l’esprit rebelle, Maria fut littéralement envoûtée par le pays et fascinée par les Indiens, leurs réalisations et leurs coutumes. Lors d’un second séjour à Lima, introduite dans des cercles intellectuels, elle traduisit des articles scientifiques pour des publications du Musée national. C’est ainsi qu’elle rencontra le célèbre Julio C. Tello, le père de l’archéologie péruvienne, dont le principal collaborateur n’était autre que Toribio Mejia. En 1940, Paul Kosok, un Yankee aux talents multiples, de l’université de Long Island, se mit à l’étude des relevés de Mejia. Maria Reiche lui servit d’assistante à Lima. Durant une courte visite à Nazca, Kosok découvrit, en plus d’une série de tracés géométriques et de centres de dispersion de lignes, la première figure étrange : un dessin compliqué formé de volutes et d’appendices. Il ramena aussi une observation décisive et une certitude qui décidèrent de la destinée de la jeune traductrice allemande : les vestiges étaient, selon lui, en rapport avec l’astronomie ou le calendrier. Depuis, devenue “conservatrice” en titre de la plus grande galerie d’œuvres picturales qui puisse s’imaginer, Maria Reiche a consacré près de 50 ans de sa vie à préserver le site de Nazca et tenter de percer le secret des innombrables lignes, figures géométriques, anthropomorphes ou zoomorphes, dessinées voici quelque 2000 ans sur des plateaux désertiques.

Séquence “émotion”. Comme convenu, nous passâmes prendre Maria et Renate. Elles nous attendaient en compagnie de Tony Morrison, spécialiste des Andes, réalisateur de trois films de la BBC sur Nazca. Tony en était à sa vingt-cinquième (!) visite à Maria Reiche pour mettre la dernière main à son excellent livre «Le mystère des lignes de Nazca » (Ed. Wiese SA, Baie 1988). Indispensable, si le sujet vous intéresse. Nous dûmes également embarquer un instrument de travail cher à Maria : une double échelle. Cap sur la Pampa de San José, juste avant la vallée de l’Ingenio. Assise à l’avant, Maria regardait au loin et ne disait mot. Vingt minutes plus tard, elle commença à s’agiter. Soudain, ayant repéré Dieu sait quel indice, elle ordonna : “Turn left !”. Il n’y avait rien... si ce n’est une interminable et fine ligne droite tracée sur le plateau, filant à l’horizon. Nous tournâmes et la longeâmes sur le sol chaotique de la Pampa Jumana. Quelques kilomètres plus loin, alors que nous étions véritablement au beau milieu de nulle part, notre guide scruta fébrilement les alentours pour s’écrier tout à coup : “Stop !” Nous y étions. Nous arrêtâmes le véhicule et en descendîmes tous. Le silence était impressionnant, la luminosité très forte et la chaleur intense. Un paysage lunaire, selon le cliché traditionnel. Oui, si l’on veut. Mais sans ses cratères ou reliefs caractéristiques. Ici, une plaine désolée. Du sable et de la rocaille à perte de vue. Point. Et cet étroit sillon peu profond, que nous avions suivi et qui allait se perdre à l’infini, seulement concrétisé par le sable dégagé de toute pierre et gravillon qui avaient été écartés sur une largeur d’une trentaine de centimètres. Maria avançait péniblement, s’aidant de béquilles et guidée par sa sœur. Après quelques mètres, elle progressa plus facilement, sembla-t-il. Elle s’arrêta et nous nous regroupâmes autour d’elle. Puis elle se mit à expliquer, levant une béquille pour pointer tantôt une direction remarquable, tantôt une colline au loin, ou certaines figures bien connues tracées là-bas sur le plateau. À partir de cet instant, elle ne devait plus se taire et chacun écoutait avec attention, estime et admiration. Elle se remit en marche et parcourut plusieurs dizaines de mètres. Nouvelle halte. Elle fit dresser la double échelle et nous dit d’y monter, l’un après l’autre. Certes, elle n’était guère haute, mais suffisante toutefois pour remarquer ce que personne n’avait aperçu jusque-là : une multitude d’empreintes de pas dans le sable. Des pas menus. Ses propres pas, nous dit-elle. Mais ces traces-là... elle les avait laissées plus de 25 ans auparavant ! Voilà ce qu’elle avait tenu à nous montrer : une des particularités de ce désert est que le vent y est quasi inexistant au ras du sol, et qu’une trace qu’on y imprime reste visible et inaltérée pendant des années, des décennies, des siècles. Puis elle fit déplacer l’échelle et indiqua où la déposer exactement. Y remontant, tour à tour, nous découvrîmes un tracé d’une dizaine de mètres d’envergure à peine, un motif non figuratif dont aucun parmi nous n’avait jamais vu la représentation. C’était une des dernières figures qu’elle avait répertoriées. Elle parla ensuite longuement, remémorant ses rencontres avec le grand Julio Tello, ses travaux avec Kosok, ses nombreuses expéditions andines, ses relevés aériens avec l’aide de l’armée, son combat pour empêcher les actes de vandalisme, un surréaliste projet gouvernemental de “reconstruction” des tracés, sa lutte contre les industriels locaux dont les exploitations minières produisaient des pluies acides risquant d’entraîner la disparition pure et simple des dessins, et même un plan agricole insensé visant à inonder la plaine de Nazca... Elle commenta ses relations (assez sèches !) avec Gerald Hawkins, et nous donna force détails et renseignements sur les diverses hypothèses et travaux dont on l’informait, sur ses derniers projets et idées. Evidemment, nous l’assaillîmes de questions. Elle s’appliqua à y répondre avec pertinence et clarté. Nous étions sous le charme, émerveillés et ravis. Mais alors qu’on la soutenait d’ordinaire pour le moindre déplacement, la voilà qui trottinait presque allègrement sur le sol inégal et peu propice à la marche. C’était une Maria Reiche transfigurée que nous avions sous les yeux, retrouvant des forces et une énergie oubliées au contact de sa chère pampa. À diverses reprises aussi, elle évoqua de truculents souvenirs et anecdotes, et nous dûmes convenir qu’elle avait une mémoire éléphantesque... assortie d’une solide dose d’humour. Instants de grâce, moments magiques. Et tel le gosse contrarié d’interrompre son jeu favori, Maria eut quelque peine à se laisser convaincre par Renate qu’il était finalement temps de rentrer. Elle ne s’y résolut, en fin de compte, que lorsque fut évoquée l’éventualité de rejoindre en retard son public rassemblé à l’hôtel pour la causerie qu’elle y donnait tous les soirs. Nous remontâmes donc en voiture. Son visage redevint grave. Durant tout le trajet de retour, la vieille dame de 81 ans ne dit plus rien. Arrivés à Nazca, il fallut à nouveau l’assister pour qu’elle puisse rejoindre sa chambre, à petits pas hésitants.

Séquence “hommage”. Maria Reiche est décédée à l’hôpital militaire de Lima, le 8 juin 1998, à l’âge vénérable de 95 ans. Elle repose désormais dans un mausolée au musée de Nazca. Ses efforts inlassables pour préserver autant que faire se peut les gigantesques, mais ô combien fragiles, réalisations des Indiens Nazca ont été salués par l’Unesco, qui a élevé le site au rang des trésors appartenant au Patrimoine de l’Humanité. Prestigieux, sans nul doute. Mais concrètement, cela ne se traduit guère que par quelques panneaux plantés sur un territoire vaste de plus de 80 kilomètres carrés. Si l’on n’y prend garde, tout peut disparaître en quelques heures ! Souhaitons que l’œuvre exemplaire de Maria Reiche inspire les autorités péruviennes et les motive à la poursuivre. Les tracés de Nazca n’ont pas été conçus pour être vus des mortels, dit-on, mais bien de Ceux qui peuplent les cieux. Puisse-t-il à présent, Madame, vous être aussi donné de les contempler de là-haut, et pour longtemps encore.

Patrick Ferryn
et l’équipe de Kadath


Fermer la fenêtre