Du mythe atlante à l’Atlantide historique

Pour peu que l’on s’intéresse à un sujet donné, il est de ces livres que l’on se doit d’avoir lu et même, de posséder dans sa bibliothèque. Car ces «incontournables » servent aussi de référence, que l’on est amené à consulter régulièrement pour éclairer l’un ou l’autre point d’étude. L’ouvrage de Pierre Carnac fait partie de ces ouvrages qu’il faut avoir sous la main lorsqu’on aborde la question de l’Atlantide. Certes, l’auteur est bien connu de nos lecteurs, comme sont connues ses qualités de chercheur et de vulgarisateur. Ces qualités, nous avons pu les apprécier à de nombreuses reprises, lors de la publication d’articles dans les colonnes de Kadath. Et justement, le dernier de ces articles traitait de l’Atlantide : c’était dans le numéro 92 (printemps-été 2000), et l’auteur y rompait quelques lances en faveur du continent disparu. Evoquant à ce propos le cas de l’Islande, il mettait en exergue les similitudes existant entre la défunte Atlantide et l’île colonisée par les Vikings au IXe siècle. Il se penchait ensuite sur les causes possibles de disparition du continent atlante, examinant la possibilité d’une collision de la Terre avec un objet céleste. L’article se terminait par des considérations sur l’identité des Atlantes et leur niveau de civilisation.

En fait, cet article constituait une avant-première du livre dont il est maintenant question, et on y retrouve évidemment ce qui était paru dans Kadath à l’époque. Mais avant d’en arriver au cas particulier de l’Islande, Pierre Carnac va convier son lecteur à reprendre le problème depuis le début, et à faire un point systématique sur tous les aspects du dossier. Voilà un objectif pour le moins ambitieux que l’auteur a, pour ce que je peux en juger, pleinement atteint. Le livre commence de la manière la plus classique et à vrai dire la plus logique qui soit : le récit de Platon. C’est là que tout commence, mais ce n’est pas la seule source antique. En effet, ainsi que le fait justement remarquer Pierre Carnac, l’historien Plutarque évoque lui aussi, dans sa «Vie de Solon », l’existence de l’Atlantide. Et évidemment, cette référence indépendante donne une crédibilité supplémentaire à ceux qui défendent la réalité du continent disparu.

Si je recommande chaudement la lecture du livre de Pierre Carnac, c’est entre autres à cause de passages comme le chapitre II, au titre aussi charmant qu’évocateur : «La longue carrière d’un mythe exquis ». J’y ai découvert avec intérêt, et parfois avec surprise, des Atlantides que je ne connaissais — et l’on me pardonnera d’entremêler ainsi les mythes — que je ne connaissais, disais-je, ni d’Eve ni d’Adam. Des Atlantides du bout de la terre, sorties de l’imagination d’obscurs chercheurs de mondes perdus. Qui se souvient par exemple qu’Honoré d’Autun mentionna l’Atlantide dans une encyclopédie parue au XIIe siècle ? (Et d’ailleurs, qui connaît encore ce moine bénédictin qui fut évêque de Ratisbonne ?) Que James Harrington, un écrivain du XVIIIe siècle, évoqua le fabuleux continent ? En fin de chapitre, Pierre Carnac publie, sur 13 pages, un très utile tableau récapitulatif donnant, regroupés par localisation, tous ceux qui, au fil des millénaires, ont tenté de situer l’Atlantide quelque part sur notre bonne vieille terre. Une réflexion me vient d’ailleurs, alors que je suis en train de rédiger ces lignes : personne ne semble avoir songé à situer l’Atlantide dans l’espace. Voilà qui serait original et, convenablement ficelé, aurait des chances de faire un beau succès de librairie… Bref, et pour en revenir à nos moutons atlantes (cette allusion à ces sympathiques ovidés étant moins superficielle qu’il n’y paraît, si l’on prend la peine d’étudier les mythes antiques), le chapitre I se termine par une carte du monde présentant, sur une double page, les localisations de l’Atlantide. Voilà vraiment un outil de travail plus que bienvenu.

Le chapitre suivant nous emmène au cœur du sujet. Pierre Carnac y examine de près les diverses facettes des théories de localisation actuellement en vigueur. Et d’abord, à tout seigneur, tout honneur, celles centrées sur l’océan Atlantique : analyse du texte de Platon, problème des Sargasses, repérage de structures sous-marines des deux côtés de l’océan (dont Bimini et Lanzarote). Viennent ensuite les Atlantides du Pacifique, ce qui donne évidemment à l’auteur l’occasion d’aborder la question du continent de Mu. Et pour compléter ce recensement à l’échelle mondiale, Pierre Carnac va évoquer des théories secondaires et parfois à la mode, telles celles qui placent le continent dans l’océan Indien (Lémurie), en Méditerranée (Crète, Santorin, Malte…), ou encore en mer du Nord (Heligoland), en mer Caspienne, en mer Rouge… Et il n’y a pas que les Atlantides marines : certains ont cru retrouver le continent perdu au beau milieu des terres. Avec, au final, des localisations souvent surprenantes et, pour tout dire, on ne peut plus farfelues. Des exemples ? Allons-y pour un petit coup de fantaisie : l’Auvergne (et quoique personne n’ait osé pousser la logique jusque là, je me demande si la potée aux choux n’est pas une création atlante), un peu partout en Espagne, aux Pays-Bas (et il est vrai que les Hollandais ont eu souvent les pieds dans l’eau), en Belgique, en Suède, en Angleterre, en Valachie médiévale ; et puis aussi en Palestine, en Irak, en Mongolie, en Afrique du Nord (qui ne se souvient avec nostalgie d’Antinéa ?), en Afrique du Sud, en Amériques (du Nord, centrale ou du Sud, au choix). Là encore, le livre de Pierre Carnac se veut très complet, et il l’est en effet.

Le problème numéro un des atlantologues a évidemment toujours été celui des preuves. Et, en l’absence de vestiges et de documents écrits, il leur faut aller chercher ces preuves du côté des sciences naturelles. C’est ce que fait Pierre Carnac, en évoquant la parenté entre les flores d’Europe, d’Amérique et des îles atlantiques (Açores et Canaries). De même, il souligne les importantes correspondances au niveau des faunes de ces trois régions du monde, pour en arriver à reprendre l’hypothèse d’un pont entre les continents européen et américain. Certes, l’idée n’est pas neuve, et j’en connais qui n’aiment pas les vieilles idées, pour la seule mauvaise raison qu’elles sentiraient le réchauffé… Toutefois (pour rester dans le domaine culinaire et après la potée auvergnate), les plats les plus savoureux sont souvent ceux qui doivent être réchauffés. Et d’ailleurs, à ma connaissance, personne n’est jamais parvenu à éliminer, de la liste des preuves de l’existence de l’Atlantide, les similitudes constatées entre les flores et faunes des deux continents. Cette longévité ne serait-elle pas tout simplement une conséquence de la pertinence de cette théorie ?

Un chapitre spécial est consacré aux «Atlantides des toits du monde ». Carnac aborde là le délicat et passionnant problème des traditions polaires, avec l’Hyperborée et Thulé, les hommes rouges proto-américains, les traditions védiques, et un continent antarctique assimilé purement et simplement à celui des Atlantes. Se représenter la luxuriante Atlantide de Platon, là où on ne trouve plus actuellement qu’étendues glacées et désolation, c’est déjà faire preuve d’une belle imagination. Une faculté qui sera encore davantage sollicitée dans le chapitre suivant (le dixième du livre), qui s’intitule «Les Atlantides imaginaires ». On y aborde des sujets tels que l’Utopie de Thomas More, la Platonopolis de Plotin et la Cité de Dieu de saint Augustin. On y croise Francis Bacon, les rosicruciens, les francs-maçons, ainsi que ce curieux prophète de l’Atlantide que fut Edgar Cayce. On se souviendra que cet étrange personnage fit aux Etats-Unis une carrière exceptionnelle en tant que guérisseur, et que ses diagnostics — ou «lectures » —, posés dans un état médiumnique, sont estimés à 15.000 environ. Or, certaines de ces lectures font référence à l’Atlantide. Une Atlantide vraiment fantastique puisque, selon Cayce, les Atlantes avaient atteint un niveau de connaissances bien supérieur au nôtre, maîtrisant, entre autres prouesses scientifiques, le rayon de la mort et les voyages dans le temps. S’il rapporte tout cela avec exactitude, Pierre Carnac ne peut certainement être compté parmi les sectateurs du visionnaire américain. Au contraire, il analyse lucidement le phénomène Cayce et le remet à sa juste place, dans l’univers des fantasmes. Mais les visions de Cayce, pour délirantes qu’elles aient pu être, sont toujours restées inoffensives. Ce ne fut malheureusement pas toujours le cas pour d’autres prophètes qui appelèrent l’Atlantide à la rescousse de leurs causes douteuses. Ainsi Carnac évoque-t-il Hörbiger et sa doctrine de la glace universelle, qui connut un succès considérable dans l’Allemagne nazie, et qui fit une place à l’Atlantide et à son combat contre les «forces noires »… Toujours dans le cadre des doctrines nazies, Karl Haushofer, l’inventeur de «l’espace vital » cher à Hitler, intégra les Atlantes, surhommes par excellence évidemment, dans son système idéologique, et il entretint largement Hitler de sept races successives de seigneurs, dont les Aryens bien entendu.

Avec la troisième partie de son livre, Pierre Carnac nous ramène sur le terrain plus scientifique et certainement moins mouvant des «preuves pour l’Atlantide ». Preuves géologiques d’abord, qu’il faut aller chercher au cœur même de l’histoire de l’océan Atlantique, marquée bien sûr par la dérive des continents. Et c’est dans ce chapitre que, après avoir évoqué les travaux d’Otto Muck sur le rapport de la dorsale médiane atlantique avec les littoraux de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Afrique, l’auteur développe ses arguments en faveur de la piste islandaise, que nous avons déjà évoquée. Qui évoque la fin de l’Atlantide pense nécessairement «catastrophisme ». Là aussi, Pierre Carnac se veut aussi complet que possible, passant en revue les différentes possibilités de catastrophes qui ont pu être à l’origine de la disparition des Atlantes. Collision de la Terre avec un objet de type Appolos, un astéroïde, un planétoïde ou une comète, explosion d’une supernova, déluge… les candidats ne manquent pas lorsqu’il s’agit de trouver la cause de la fin de l’Atlantide, «en l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes », selon l’expression de Platon.

Les conclusions de l’auteur se veulent optimistes et, très objectivement, je partage son optimisme lorsqu’il écrit : «Le discours sur l’Atlantide demeure actuel et susceptible de constants réaménagements en fonction de chaque nouvel élément découvert .» Effectivement, même si les choses vont lentement, elles avancent dans le sens d’une crédibilité croissante d’une Atlantide historique. Voilà qui doit encourager tous ceux que la question atlante passionne… mais il faut raison garder, remarque Pierre Carnac, en refusant de «militer en faveur de l’Atlante surhomme » (ce que de trop nombreux enthousiastes ont fait dans le passé, donnant des atlantologues une image souvent caricaturale. Pour reprendre l’expression de Carnac, le credo atlante est «à consommer avec modération ». C’est en tout cas ce qu’a fait Pierre Carnac tout au long de son livre. Non seulement il a abordé le sujet en encyclopédiste, mais il l’a fait sans jamais se laisser emporter par le délire de certains des auteurs qu’il a recensés. C’est en ce sens que le livre mérite largement son qualificatif de «référence » que je lui attribue.

Jacques Gossart


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