Enfin disponible en français !… Pour une fois, cette formule rabâchée, point d’exclamation compris, se justifie pleinement. Paru récemment chez CNRS Éditions dans une version mise à jour de l’édition allemande1, l’ouvrage du professeur Klaus Schmidt, inventeur de Göbekli Tepe, fait la synthèse de vingt années de fouilles de ce site extraordinaire. Kadath a consacré deux articles à Göbekli Tepe (Kadath nos 101 et 107). Aussi me contenterai-je de rappeler brièvement les éléments essentiels de ce qui demeure une énigme archéologique.
Göbekli Tepe est situé dans le sud-est de l’Anatolie, à quinze kilomètres au nord-est de la ville-oasis de ?anl?urfa (aussi connue sous le nom d’Urfa). Quoique localisé en Anatolie, Göbekli Tepe se rattache, archéologiquement parlant, aux cultures du Levant, dont les représentants principaux sont le Natoufien et le Khiamien. Juché à 760 mètres d’altitude et dominant la plaine environnante, le lieu se présente sous l’aspect d’une colline artificielle ronde, d’un diamètre de trois cents mètres et haute d’une quinzaine de mètres. Le site a révélé trois couches archéologiques. La couche III, la plus ancienne à avoir été fouillée, est datée de 9500-9000 avant J.-C. Cette couche est composée de structures tout à fait remarquables, de forme ronde ou ovale, d’un diamètre variant entre dix et trente mètres, et réparties en quatre complexes. Elles sont constituées de piliers monolithiques en calcaire affectant la forme d’un T, encastrés dans un mur de pierres sèches. Au sein de chaque structure, deux piliers centraux, plus grands et mieux finis encore, complètent l’ensemble. Hauts de trois à cinq mètres, les monolithes – plus de deux cents – pèsent de dix à vingt tonnes (et même cinquante tonnes pour un pilier abandonné dans la carrière). De nombreux piliers sont décorés de gravures d’une belle qualité artistique. Beaucoup représentent des animaux, lions, taureaux, sangliers, renards, serpents, scorpions, canards… Mais on trouve aussi des bras et des mains, des vêtements stylisés, des cannelures figurant peut-être des bijoux, ainsi que des motifs géométriques dont la signification reste inconnue, peut-être les balbutiements d’une écriture.
Au moment de sa découverte, le site était entièrement enterré dans une colline artificielle. Quoique les causes de cette mise sous terre ne soient pas encore clairement établies, c’est la piste d’un enfouissement volontaire qui est généralement retenue. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’abandon de Göbekli Tepe remonte à 8000 avant notre ère.
Pour Klaus Schmidt, Göbekli Tepe est un endroit sacré, lieu de rassemblements périodiques, sans doute en rapport avec certaines positions du soleil et de la lune. Mais de quels peuples ? Et à quelles divinités rendaient-ils un culte ? Pour ce qui est des populations concernées, les études paléobotaniques et paléozoologiques font supposer qu’il s’agissait de chasseurs-cueilleurs, dans la pure tradition du mésolithique. Mais quelle que soit l’origine des occupants du site, leur présence a dû poser des problèmes d’intendance, car il a bien fallu nourrir cette masse de gens. Rien que pour la construction, on estime à cinq cents environ le nombre d’ouvriers présents sur le site. Face à ce type de problème totalement inédit pour l’époque, il a donc fallu innover. Ainsi que le suggère Schmidt, c’est la présence de communautés importantes à certains endroits comme Göbekli Tepe, et la nécessité de nourrir cette population nécessairement sédentaire, qui aurait été la cause de la naissance et du développement de l’agriculture. Cette théorie, qui fait de l’agriculture la fille de la religion, est aujourd’hui assez largement admise par les spécialistes.
Cela dit, il reste beaucoup à faire à Göbekli Tepe, et les successeurs de Klaus Schmidt (décédé en 2014) ont du pain sur la planche. Les fouilles, qui sont loin d’être achevées, permettront de préciser petit à petit le comment et le pourquoi d’un site qui a d’ores et déjà bouleversé notre vision des premiers temps de l’humanité.
JACQUES GOSSART

Vue générale du site. (Photo Rolfcosar)
1 Sie bauten die ersten Tempel: Das rätselhafte Heiligtum der Steinzeitjäger, München, Verlag C. H. Beck, 2006.
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